Angleterre ... bêûrrrrghh (DinoLeGrec) ©
Décembre
1960
Depuis quelques jours, j'habitais à l'Hôtel Odessa, rue de la Gaîté, à Montparnasse, en bon bohême. Mon père m'avait
envoyé, entre autres bricoles, l'adresse d'un ami à lui, un Anglais qu'il avait
connu en Égypte pendant la guerre, et 50 dollars pour que j'aille passer les
vacances de Noël, 15 jours, chez lui à Londres.
J'avais pris donc le train, Gare du Nord, passé la matinée à Calais Maritime,
avec du caoua et des tartines, le tout arrosé de quelques bons vieux calvas
"Magloire" (contre le froid), puis pris le transbordeur (à l'époque
personne ne disait encore "ferry-boat") pour Folkestone,
Outre-manche, sans problèmes. De là, je pensais prendre le train jusqu'à
Londres. À Victoria Station, comme convenu, m'attendrait l'ami de mon père.
Mais c'est à Folkestone, précisément, que mes problèmes avaient commencé. Dans
la salle du Contrôle des Passeports, après les questions de rigueur, alors que
tout le monde passait en père peinard, à moi, sans explications, on m'avait
demandé d'attendre. Je commençais à me ronger les ongles. Si ça continuait,
j'allais louper mon train. Finalement, de la porte du bureau d'à côté, était
sorti un officier ... anglais, à n'en plus pouvoir: un type tout à fait carré, blond
roux, tirant sur le rouge, portant des culottes courtes et de hautes
chaussettes de boy-scout (le tout, couleur caca d’oie, évidemment), avec une
moustache en guidon de vélo, style colonisateur des Indes de l'autre siècle et,
dans un inénarrable accent britannique, se mit à beugler à la cantonade:
- Where is
that fabulous lad? I was told he speaks a bloody good english?(1)
Il m'avait
même donné l'impression qu'il attendait exprès afin que les autres fussent sur
le train pour continuer à mon endroit:
- I'm told
you are on your way to spend a fortnight in London ... I'm afraid you can't.(2)
Là dessus,
avec mon meilleur accent anglo-égyptien, que j'avais à l'époque, je lui avais
demandé:
- May I ask you why, my dear
Sir?(3)
Et lui,
imperturbable
- You declared 50 american
dollars, my lad. According to british law, this is not enough money to spend a
fortnight in England.(4).
Je
devenais dingue avec sa monumentale connerie:
- But I won't have to spend
any money at all, Sir! I'm invited to spend Christmas Holidays at this
gentleman's house, in London! (5)
Je commençais
à m'énerver. Je criais presque:
- Here, this
is his address! Right now, he must be expecting me at Victoria Station!(6)
Mais, lui,
ne voulait rien savoir:
- Sorry, my lad. The law is
the law.(7)
Et un
moment après, en regardant ses papiers:
- And you speak a bloody good
english ... for a foreigner.(8)
Puis, en
lissant sa moustache, il a continué:
- Nonetheless, you'll have to
take the first ship back to where you came from.(9)
Il n'y
avait plus rien à faire. Il n'acceptait pas mes explications ni mes
réclamations. Je l'avais même menacé d'aller au Consulat Grec. Et, il m'avait
répondu ironiquement:
- If you find
one, my lad, Okee-Dokee.(10)
J'ai
laissé tomber. S'il recommençait à m'appeler "my lad" avec son accent
si désespérément britannique, je serais capable de lui foutre mon poing sur la
gueule. Le mec m'a accompagné jusqu'au bas de la coupée du bateau, pour être
sûr que j'embarquerais. Durant la montée, j'avais déjà préparé ma petite
vengeance. L'officier de service m'a demandé:
- Tickets, please. (11)
Je lui ai
expliqué que je n'en avais pas et que je n'avais même pas l'intention de payer,
précisément parce qu'ils ne me laissaient pas rester en Angleterre sous
prétexte que je
n'avais pas assez d'argent. Lui, bien têtu, évidemment, insistait:
- No ticket, no trip. (12)
Après
plusieurs tergiversations de part et d'autre, nous sommes descendus trouver le
rouquin. Les négociations avaient duré presque une heure. Finalement, après
beaucoup de blablabla, j'étais arrivé à m'embarquer ... à l'oeil. En fin de
compte, les anglais, je n'en avais rien à branler. Mais, avant de m'en aller,
mine de rien, j'avais dit au rouquin:
- Sooner or later, my dear
Sir, I'll be back in England.(13)
Un peu
plus tard, assis au bar du bateau, en buvant une "Guinness", et bavardant
avec le barman -un vieux loup de mer, retraité, qui en avait vu d'autres-
j'avais compris quelles auraient pu être les raisons du rouquin: J'étais Grec,
né en Égypte, avec un passeport consulaire, plein de tampons et de cachets
d'entrée-sortie de divers pays, je parlais un anglais parfait, en plus de mes
autres langues ... Quelle en serait la relation? La raison qu'ils m'avaient
donnée comme quoi mon argent ne suffisait pas, n'était qu'un prétexte, un
subterfuge, un baratin, que quelques pays continuent à utiliser. La vraie
relation c'était que, à l'époque, les Anglais avaient des problèmes avec les
Grecs à cause des Chypriotes qui demandaient l'union de Chypre avec la Grèce au
détriment des occupants Anglais; ils avaient aussi des problèmes avec les
Égyptiens (et un peu avec les Français) à cause du Canal de Suez, ils avaient
(et continuent à avoir) des problèmes avec tous les étrangers et les langues étrangères
en général et, probablement, avec eux mêmes. Peut être m'avaient-ils pris pour
un espion (?).
Évidemment, en ce moment là, je ne pouvais pas savoir que 15 ans plus tard et pendant 15 ans après (1975-1990) j'allais faire plusieurs voyages en Angleterre pour mes études et, plus tard, pour des affaires avec mon éditeur Athénien ... mais ça c'est un autre chapitre
DinoLeGrec
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(1) Où est ce fabuleux
jeune homme? Je me suis laissé dire qu'il parle foutrement bien l'anglais.
(2) On me dit que vous pensez passer quinze jours à Londres ... Je crains que vous
ne pourrez pas.
(3) Puis-je vous demander pourquoi, mon cher monsieur?
(4) Vous avez déclaré 50 dollars américains, mon jeune homme. Selon la loi
britannique, ce n'est pas suffisant pour passer 15 jours en Angleterre.
(5) Mais je n'aurai pas besoin d'argent du tout, monsieur! Je suis invité pour
les vacances de Noël chez ce monsieur, à Londres!
(6) Voici son adresse! En ce moment, il doit m'attendre à Victoria Station!
(7) Je regrette, mon jeune homme. La loi c'est la loi.
(8) Et vous parlez foutrement bien l'anglais...pour un étranger.
(9) Néanmoins, vous devrez prendre le premier navire et rentrer là d'où vous venez.
(10) Si vous en trouvez un, mon jeune homme, d'accord.
(11) Billets, s'il vous plaît.
(12) Pas de billet, pas de voyage.
(13) Tôt ou tard, mon cher Monsieur, je retournerai en Angleterre.